
Un ancien collègue, Alloys Badege, m'appela, la voix brisée par les sanglots :
" Ingabire est morte ! Ingabire est morte ! "
Les hommes rwandais ne sont pas connus pour exprimer leur chagrin en pleurant, et pourtant, il pleurait comme un enfant. C'est dire à quel point elle était respectée et aimée.
J'ai travaillé pour la dernière fois avec Ingabire en juin 1999, à l'époque où j'étais journaliste. Presse écrite, radio, télévision, associations professionnelles â" elle était partout. Je ne me doutais pas qu'un quart de siècle plus tard, tant de gens continueraient à m'associer à elle. Comme pour confirmer ce lien, ma fille â" qui la connaissait depuis l'âge de neuf ans et lui portait beaucoup d'affection â" m'a envoyé un message.
Il disait ceci :
" Ingabire était passionnée par la redevabilité ; elle menait ses combats avec élégance et un grand sens de l'humour. Avant cela, elle fut une brillante journaliste ; nous nous souviendrons aussi de ses articles percutants publiés dans Imvaho Nshya, aux côtés de ceux de Mweusi Karake, à une époque où notre expérience nationale se trouvait à la croisée des chemins. Tu nous manqueras. "
J'appris plus tard que cet hommage venait du Dr Jean Pierre Kimonyo, éminent chercheur, auteur, et Directeur régional au Centre Levy Mwanawasa pour la Démocratie et la Bonne Gouvernance, relevant de la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs (CIRGL). Ce n'est pas un homme prompt à accorder des éloges, ce qui rendait ses paroles encore plus significatives.
En songeant à citer son hommage, j'ai hésité à y retirer mon nom. Être mentionné aux côtés de Mikii me paraissait excessif, presque comme une glorification indue. Je ne voulais pas qu'on me célèbre ; je voulais qu'on la célèbre, elle. Pourtant, supprimer mon nom aurait ressemblé à un reniement du lien que nous partagions. Finalement, j'ai choisi de respecter la formulation de celui qui rendait hommage. Et, pour être honnête, je suis fier d'avoir été associé à elle. Je sais que beaucoup d'autres ressentent la même chose : des organisations féminines, des maisons de presse, des défenseurs des droits humains, pour n'en citer que quelques-uns.
La mort ne consulte personne, pas plus que Dieu. Mikii, comme nous tous, savait que la mort viendrait tôt ou tard. Mais si on lui avait demandé de choisir le moment de partir, je jure qu'elle aurait choisi le mois d'octobre.
C'est en octobre 1990 que les héros de la libération du Rwanda ont posé l'acte décisif pour libérer notre nation, conscients que la mort pouvait en être le prix. Et ils sont morts â" à commencer par le Général Fred Gisa Rwigyema, tombé le 2 octobre, suivi du Major Peter Bayingana et de Chris Bunyenyezi quelques semaines plus tard, ainsi que d'innombrables soldats anonymes qui portèrent le poids de la guerre. Comme l'a écrit le poète jamaïcain Claude McKay :
" S'il nous faut mourir, que ce ne soit pas comme des porcs traqués et parqués dans un lieu sans gloire. "
Si Mikii avait eu son mot à dire, elle aurait choisi de partir en cette saison des héros. Même dans la mort, elle est partie en vainqueure. Si elle avait combattu sur le front, elle serait morte avec le grade de général. C'était une héroïne.
Mikii est née en 1961 à Bujumbura, au Burundi, alors partie du territoire colonial belge du Ruanda-Urundi. Mais elle n'y est pas née par hasard. Elle y est née parce que les dirigeants du PARMEHUTU, soutenus par la Belgique, avaient déjà entamé une politique de nettoyage ethnique qui allait culminer dans le génocide perpétré contre les Tutsi en 1994.
Elle a grandi, étudié et entamé sa carrière de journaliste au Burundi, parlant le kirundi comme première langue. Le Burundi était sa maison. Avec une carrière prometteuse qu'elle aimait et qui lui assurait une vie stable, beaucoup s'attendaient à ce qu'elle y reste, attendant une " atterrissage en douceur ", comme d'autres l'ont fait.
Mais en 1994, alors que le Rwanda touchait le fond, elle a traversé la frontière pour apporter sa contribution. Comme l'a si bien dit le Dr Jean Pierre Kimonyo : " à un moment où notre expérience nationale se trouvait à la croisée des chemins. " Elle s'est jetée à l'eau, sans crainte de couler ni de flotter.
J'eus le malheur d'être son supérieur hiérarchique. Chaque fois qu'elle estimait qu'une question nationale urgente était négligée, elle faisait irruption dans mon bureau avec un humour désarmant :
" Ariko sha shefu ! " (" Mais enfin, patron ! ").
Le mot sha, en kirundi, exprimait l'affection, alors qu'en kinyarwanda, il s'adressait plutôt à un enfant. Quant à shefu, il signifiait " chef " ou " patron ". Je lui dis un jour qu'elle devait choisir entre sha et shefu, mais pas les deux à la fois ! Elle éclata de rire, mais son message passait toujours, et je savais que le sujet devait être ajouté à l'ordre du jour rédactionnel.
Sa quête de justice était infatigable. À Radio Rwanda, lorsque j'ai lancé l'émission Kubaza Bitera Kumenya (" Demander, c'est savoir "), un programme en direct qui mettait les dirigeants face à leurs responsabilités, j'ai tenu à l'y associer. Nos supérieurs à l'ORINFOR m'avaient pourtant mis en garde : " Cela va te coûter ton poste. " Mais je tenais à l'avoir dans l'équipe, car elle n'avait peur de rien â" une véritable tête brûlée.
Un jour, le ministère de l'Information m'appela pour se plaindre :
" Comment Ingabire peut-elle interrompre le Président de la République ? "
Ils me conseillèrent, avec une politesse toute diplomatique, de la retirer de l'émission. J'acceptai, avec la même politesse⦠mais sans jamais exécuter la consigne. Lorsque je quittai Radio Rwanda en 1999, l'émission avait tellement de succès que certaines églises se plaignaient : leurs fidèles manquaient la messe du dimanche pour l'écouter.
Mikii n'a jamais été motivée par l'argent. Ce qui la guidait, c'étaient les causes auxquelles elle croyait profondément. Lorsqu'elle quitta les médias publics, elle rejoignit ONU Femmes Rwanda. Mais la lourdeur bureaucratique étouffa vite son esprit. Elle pensait pouvoir entrer dans le bureau de sa supérieure comme elle le faisait dans le mien, en lançant : " Ariko sha shefu ! " â" et faire bouger les choses. Cela ne fonctionnait pas ainsi. Elle partit.
En 2021, elle devint présidente du conseil d'administration de Transparency International Rwanda. Elle tenait enfin une tribune affranchie des entraves administratives. Elle n'était pas seulement présidente, mais une véritable commandante de terrain. Les femmes victimes d'abus s'adressaient à elle plutôt qu'à la police, sachant qu'elle agirait. Elle écoutait, les orientait vers une aide juridique, affrontait les procureurs et faisait irruption dans les bureaux pour exiger des réponses. Elle était devenue une légende parmi les femmes et les jeunes filles. Même certains hommes sollicitaient discrètement son aide, bien que peu osaient l'admettre.
Elle tournait en dérision l'immoralité et la corruption avec esprit et audace. Elle dénonçait les agents de la circulation, qu'elle qualifiait de " juges, procureurs et huissiers " réunis en une seule personne. Elle disait la vérité sans détour lors de l'Umushyikirano (le Conseil national de dialogue), en présence du Président lui-même, et ses recommandations inspiraient souvent les résolutions finales.
Si elle avait voulu la gloire ou la richesse, elle aurait pu se lancer en politique et remporter une victoire sans peine. Mais ce n'était pas sa voie. Les formalités lui étaient étrangères. Elle suivait toujours son instinct.
La nation pleure une héroïne. Comme le dit un proverbe tuscarora :
" Les légendes ne meurent pas tant qu'elles vivent dans le cur de ceux qu'elles laissent derrière elles. "
Adieu, Mikii.
Mweusi Karake est un ancien collègue et ami de Marie Immaculée Ingabire.

Mweusi Karake
Source : https://fr.igihe.com/Hommage-a-Marie-Immaculee-Ingabire-Mikii-Une-voix-pour-les-sans-voix.html