Les silences de l'indicible #rwanda #RwOT

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En mobilisant des références philosophiques, sociologiques et historiques, on peut tenter de comprendre pourquoi, après l'effondrement moral d'un génocide, le silence s'installe durablement, avant que les mots ne parviennent, peut-être, à restituer l'irréparable.

L'histoire contemporaine, jalonnée de tragédies humaines d'une violence indicible du génocide arménien (1915) à celui du contre les tutsi au Rwanda (1994), en passant par la Shoah, confronte sans cesse les sociétés à une même énigme : pourquoi, dans l'après-coup du massacre, s'installe-t-il une culture du silence ?

Ce mutisme n'est ni anodin ni accidentel. Il participe d'une dynamique collective complexe, où le besoin de taire se conjugue avec l'incapacité de dire. Comme l'écrivait Primo Levi, rescapé des camps nazis, " il est difficile de faire comprendre ce qu'est l'abîme à ceux qui ne l'ont pas vu ".

La sidération de l'indicible : quand le langage se dérobe

Face à l'extrême violence, le langage, conçu pour rendre compte de l'expérience humaine ordinaire, se montre radicalement inadapté. Georges Bataille écrivait à propos d'Auschwitz : " Ce qu'il faut dire, c'est qu'il n'y a rien à dire ".

Ce constat de l'incommunicabilité de l'horreur renvoie à ce que Jean-François Lyotard a nommé le " différend " : une situation où le tort subi excède toute possibilité d'expression, où la victime ne dispose d'aucun cadre linguistique pour nommer ce qui lui est arrivé.

Ainsi, le génocide produit un excès de réalité qui déborde les capacités discursives des survivants. L'expérience concentrationnaire, les massacres systématiques et la déshumanisation industrielle échappent à toute narration ordinaire. Ce silence est donc, en premier lieu, le symptôme d'un trauma collectif.

Le mutisme comme stratégie sociale et politique

Dans l'après-génocide, le silence devient aussi une stratégie sociale de survie. Comme l'ont montré les travaux de Pierre Nora sur les lieux de mémoire, les sociétés post-traumatiques choisissent souvent de " suspendre " certains souvenirs trop douloureux afin de préserver un minimum de cohésion. Car le génocide laisse derrière lui des communautés fracturées où victimes, bourreaux et complices cohabitent dans un espace restreint. Le mutisme est alors un pacte tacite de coexistence.

Par ailleurs, les pouvoirs politiques s'emparent de cette mémoire vacante pour en contrôler les contours. Ainsi, dans la Turquie républicaine naissante, toute mention du génocide arménien fut réprimée afin de préserver l'unité nationale.

Le philosophe Paul Ricœur a souligné cette instrumentalisation des mémoires en montrant que le souvenir collectif est toujours " travaillé par l'oubli ", qu'il soit volontaire ou imposé.

Silence et transmission rituelle : un autre langage du souvenir

Il serait cependant réducteur de n'envisager le silence qu'en termes d'amnésie ou de censure. Dans certaines sociétés, le souvenir se perpétue hors du langage articulé, à travers des rites, des commémorations symboliques et des gestes codifiés. L'anthropologue Maurice Halbwachs a démontré que la mémoire collective peut se transmettre par des formes non verbales qui structurent l'identité d'un groupe.

Ainsi, au Cambodge post-Khmer rouges, avant que les langues ne se délient, ce sont les rituels bouddhistes et les cérémonies des morts qui ont assumé le rôle de transmission mémorielle. Le silence n'était pas synonyme d'oubli, mais un langage symbolique de la souffrance collective.
La culture du silence post-génocidaire apparaît donc comme un phénomène multiforme : symptôme d'un trauma indicible, stratégie sociale de préservation, outil politique de domination mémorielle et modalité culturelle spécifique de la transmission du souvenir. Elle rappelle que face à l'horreur absolue, les sociétés inventent des dispositifs de mémoire complexes où le dire et le taire s'entrelacent.

Comme le résume admirablement Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme, le mal radical, par son caractère incommensurable et sa transgression des normes morales et juridiques les plus élémentaires, défie la pensée elle-même, au point que cette dernière, saisie de stupeur, se voit reléguée aux confins de son propre pouvoir.

L'esprit humain, façonné pour rendre intelligible l'expérience et en ordonner les chaos, se heurte ici à une énigme insurmontable, à un phénomène qui excède l'entendement et échappe à toute rationalisation possible. En ce sens, le mal radical ne se contente pas de contester les cadres de la pensée éthique ; il les pulvérise, laissant derrière lui un vide conceptuel où la parole s'éteint et où le jugement se paralyse.

Ce qui subsiste alors, c'est un mutisme intérieur, non point de l'ordre de l'oubli, mais de celui d'une sidération éthique, où le sujet conscient de l'abîme auquel il se confronte, renonce momentanément à nommer ce que ses catégories ordinaires ne sauraient appréhender.

Le silence qui s'ensuit n'est donc nullement à interpréter comme un reniement du souvenir ou une défaillance de la mémoire collective, mais bien plutôt comme la marque indélébile d'une impuissance fondamentale de la pensée humaine face à l'horreur extrême.

Il constitue une réponse paradoxale à ce que Paul Ricœur nommait le scandale du mal, c'est-à-dire ce qui, dans l'expérience humaine, refuse de se laisser intégrer dans un récit de sens. Cette parole tue devient un langage en creux, un palimpseste mémoriel où l'absence de mots signale, plus puissamment que les discours, la profondeur du traumatisme.

Le silence post-génocidaire n'est donc pas simple vacuité, mais une densité indicible où se loge la mémoire la plus douloureuse, et où l'humanité, confrontée à l'effondrement de ses repères moraux, préfère taire ce qu'elle pressent comme infigurable et inacceptable.

Dans les sociétés marquées par les génocides, la mémoire se tisse souvent dans les silences, entre traumatisme, contraintes sociales et manipulations politiques

Tite Gatabazi



Source : https://fr.igihe.com/Les-silences-de-l-indicible.html

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