
Ce qui fut jadis une fissure provoquée par la manipulation du droit et l'instrumentalisation des institutions devient, par son refoulement obstiné, une plaie où s'engouffrent l'arbitraire, le cynisme politique et le mépris de la vérité. Ainsi, l'horizon du présent se trouve obscurci par les ombres d'hier, comme si l'incapacité à solder les comptes du passé condamnait la société à répéter les mêmes dérives, prisonnière de ses propres errements et complice de ses propres abîmes.
Lorsqu'il s'agit de comprendre les causes profondes des crises récurrentes qui ensanglantent l'Est de la République démocratique du Congo, il ne saurait être question d'un simple déficit de documentation. Les archives existent, les rapports demeurent, et certains des acteurs de cette tragédie nationale sont encore vivants pour témoigner.
Parmi ces jalons historiques, la Commission Vangu illustre avec une acuité implacable combien une décision politique prise à la légère, combien un compromis scellé dans la précipitation et l'aveuglement, peuvent se muer en brèches béantes, capables d'engloutir l'équilibre fragile d'une nation tout entière. Les conclusions biaisées et complaisantes de cette commission ont semé les graines d'une discorde qui, des décennies plus tard, continue de consumer le Kivu.
1994 ou le basculement
À la faveur du génocide contre les tutsi, l'arrivée massive des réfugiés hutus au Zaïre, particulièrement dans les provinces du Nord et du Sud-Kivu, bouleversa un équilibre déjà chancelant. Soudain, les vieux démons de l'" identité zaïroise ", qu'on croyait assoupis depuis les premières convulsions des années 1990, resurgirent avec violence. Les débats autour de l'appartenance, de la citoyenneté et du " qui est d'ici et qui ne l'est pas " enflammèrent l'espace public, cristallisant tensions et ressentiments. Ce fut l'amorce d'une spirale dont l'Est congolais ne s'est jamais relevé.
Dans ce contexte, le Parlement zaïrois (HCR-PT) institua une commission d'enquête chargée d'éclairer la situation : dix parlementaires, conduits par Vangu Mambweni ma Busana, sillonnèrent du 22 août au 8 septembre 1994 les principales localités de l'Est : Goma, Bukavu, Uvira, Masisi, Rutshuru, Fizi, Kalehe, Idjwi.
Leur rapport, publié en 1995, devint rapidement la matrice d'une politique d'exclusion aux effets dévastateurs.
Une résolution funeste
Sous la houlette de son vice-président Anzuluni Bembe, le HCR-PT adopta, le 28 avril 1995, le rapport de la Commission Vangu, puis la tristement célèbre " Résolution sur la nationalité ".
Officiellement, il s'agissait de bloquer toute tentative d'acquisition de la nationalité zaïroise par les réfugiés venus du Rwanda et du Burundi. En réalité, le texte visait plus largement les Zaïrois rwandophones, frappant indistinctement des populations installées depuis des générations dans le Kivu. Les termes mêmes du rapport trahissaient une idéologie dangereuse : dénonciation du Zaïre comme " déversoir " du Rwanda ; suspicion envers les immigrés accusés de créer des partis politiques sur le sol zaïrois, assimilation des stratégies d'émigration tutsie à un projet de domination régionale et évocation fantasmée d'un " Tutsiland " voué à assujettir les autres peuples du Kivu.
Et la conclusion, implacable : le " rapatriement sans condition " de tous les réfugiés et immigrés rwandais. En filigrane, c'était le projet d'un nettoyage ethnique, un effacement pur et simple des communautés jugées indésirables.
Les voix de la raison étouffées
En juillet 1995, quarante Zaïrois rwandophones eurent le courage d'adresser un mémorandum à Mobutu Sese Seko. Ils y dénonçaient le caractère irresponsable, subversif et anti-national de la Commission Vangu, qui prônait le renvoi à la frontière de populations pourtant nationales. Ils imploraient le président d'user de son autorité pour empêcher cette dérive funeste. Mais leur appel se perdit dans le vacarme d'une scène politique déjà gangrenée par les calculs et les haines.
Quelques mois plus tard, les signaux d'exclusion se multiplièrent : en septembre 1995, l'ONG Groupe Milima, fondée par un Munyamulenge fut interdite d'activité. Le 19 octobre, le commissaire de zone d'Uvira, Shweka Mutabazi alla plus loin encore, déclarant que les Banyamulenge constituaient un " groupe ethnique inconnu au Zaïre " et annonçant leur expulsion. Ce fut le point de bascule : la stigmatisation se mua en révolte, et la révolte en rébellion armée. Ainsi naquit, dans la douleur, le terreau de l'AFDL conduite par Laurent-Désiré Kabila.
Un avertissement ignoré
L'histoire est sans appel : lorsque les autorités sèment l'exclusion, elles récoltent la violence. Lorsque la haine est consacrée par des discours officiels, elle se transmue en armes et en massacres. La Commission Vangu n'a pas seulement théorisé la marginalisation d'une communauté ; elle a ouvert une faille historique dont la République démocratique du Congo subit encore les secousses.
Aujourd'hui, alors que le pays demeure prisonnier de ses convulsions, il est urgent de méditer cette leçon. Chaque brèche laissée par complaisance, chaque compromis scellé dans l'ombre, chaque mot officiel porteur de rejet prépare des lendemains sanglants.
En recommandant le " nettoyage du Zaïre de tout élément munyarwanda ", la Commission Vangu n'a pas seulement trahi l'idéal de la nation congolaise : elle a préfiguré les fractures qui, encore aujourd'hui, ensanglantent l'Est du pays.
L'histoire, cruelle et implacable, nous rappelle que les mots tuent avant les armes. Et qu'un peuple qui refuse de solder ses erreurs passées s'expose à les revivre indéfiniment.

Tite Gatabazi
Source : https://fr.igihe.com/L-heritage-funeste-de-la-Commission-Vangu-en-RDC.html