
Les fractures identitaires, exacerbées par les flux migratoires, la mondialisation économique et l'affaiblissement des institutions traditionnelles, ont créé un terreau fertile pour la résurgence des discours nationalistes, xénophobes et autoritaires.
Dans cet espace de vulnérabilité collective, les populations, ébranlées par l'incertitude et l'angoisse de l'avenir, se tournent vers des solutions radicales, simplistes et excluantes, cherchant dans la nostalgie d'un passé idéalisé l'illusion d'un ordre perdu.
L'extrême droite n'apparaît donc pas comme un simple acteur politique : elle est le miroir sombre des tensions profondes qui traversent l'Europe contemporaine, un révélateur de ses failles structurelles et de sa difficulté à concilier mémoire historique, diversité et cohésion sociale.
Les élections locales tenues en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, le Land le plus densément peuplé de la République fédérale, ont confirmé une tendance inquiétante : la progression fulgurante de l'Alternative für Deutschland (AfD).
Cette formation, née en 2013 sur les marges du conservatisme libéral avant de basculer dans un nationalisme xénophobe assumé, a obtenu un score sans précédent de 16,4 %, triplant ainsi son résultat de l'an passé où elle ne franchissait guère le seuil symbolique des 5 %.
Arrivé en troisième position, le parti relègue désormais les Verts à une quatrième place douloureuse, ces derniers enregistrant une chute vertigineuse de 8,5 points pour se fixer à 11,7 %.
Si la CDU conserve une nette avance avec 34,2 %, et que le SPD se maintient à 22,6 %, c'est bien l'ascension de l'AfD qui marque un tournant.
Elle ne saurait être considérée comme un accident électoral : déjà, en février dernier, cette même formation avait créé la stupeur en obtenant 20,8 % des suffrages lors des élections législatives anticipées, se plaçant ainsi en deuxième force politique derrière l'Union chrétienne-démocrate.
Le phénomène n'est pas circonscrit à l'Ouest industriel : dans les Länder orientaux, où le ressentiment post-réunification nourrit depuis longtemps les pulsions populistes, l'AfD atteint des scores vertigineux. En Thuringe, elle a conquis près d'un tiers de l'électorat en septembre 2024, franchissant la barre des 33 %.
Ces résultats, ajoutés à la reconnaissance officielle du parti par le Bureau fédéral de protection de la Constitution comme " mouvement extrémiste de droite avéré ", signalent une banalisation inquiétante d'un discours nourri d'accents xénophobes, de références codées au national-socialisme et d'hostilité frontale aux droits des minorités.
Mais le malaise allemand ne saurait être isolé : il s'inscrit dans un mouvement continental. De l'Italie, où Giorgia Meloni gouverne avec une rhétorique imprégnée de nostalgie post-fasciste, à la France où le Rassemblement national caracole en tête des intentions de vote, jusqu'aux Pays-Bas et à la Scandinavie, l'extrême droite tisse sa toile.
Les crises migratoires, l'inflation, la défiance envers l'Union européenne et le désarroi identitaire d'électorats fragilisés par la mondialisation constituent autant de leviers exploités par des formations qui se présentent comme la voix des " oubliés ".
L'Allemagne, terre où le nazisme plongea l'Europe dans l'abîme, connaît ainsi une ironie tragique : la réhabilitation implicite d'éléments de langage, de symboles et de fantasmes politiques que l'on croyait relégués au musée des horreurs.
Ce n'est plus seulement une question électorale ; c'est un bouleversement culturel et mémoriel. La mémoire collective du Troisième Reich, pourtant enseignée et commémorée avec un scrupule institutionnel, se heurte à une lassitude de certains segments de la société, qui oscillent entre relativisation, indifférence et réappropriation subversive.
Que l'Allemagne, matrice du nazisme, voie resurgir en son sein des formes d'adhésion diffuse à des idéologies qui en furent les avatars les plus sombres, constitue un paradoxe saisissant presque un scandale moral.
A l'heure où l'Ukraine saigne sous les assauts russes, où l'Europe proclame la défense de ses valeurs humanistes, la progression inexorable de l'extrême droite témoigne d'une fissure idéologique au cur même du projet européen. Comme si, face aux incertitudes du présent, les peuples s'abandonnaient à la tentation des certitudes brutales, quitte à réanimer les spectres d'un passé que l'on croyait définitivement conjuré.

Tite Gatabazi
Source : https://fr.igihe.com/L-extreme-droite-allemande-consolide-ses-positions.html