
L'État militaire congolais, jadis colonne vertébrale de l'édifice républicain, semble aujourd'hui s'engager dans une lente mais inexorable désagrégation, dont les spasmes meurtriers, tels que ce triple homicide entre frères d'armes, ne sont que l'expression la plus brutale et la plus symptomatique.
À mesure que se brouille la ligne entre l'ordre institué et l'anarchie rampante, entre la souveraineté légitime et la prédation en uniforme, se dessine un théâtre d'ombres où la République, dépouillée de sa majesté, vacille dans les reflets de ses propres armes retournées contre elle. Ce n'est plus seulement la hiérarchie militaire qui s'effondre, mais le principe même d'une verticalité morale censée ordonner la force et en canaliser l'usage.
Là où l'uniforme était le sceau du devoir et de l'abnégation, il devient l'apparat sinistre d'une dérive, le masque d'une violence sans transcendance ni finalité autre que sa propre reproduction.
Ainsi, aux confins de l'Ordre, là où le chaos s'insinue dans les pores de l'institution, c'est l'ombre portée de la République que l'on aperçoit, longue, tremblante, funèbre, projetée par les flammèches de l'autorité vacillante, comme une antéfigure du naufrage qui menace de se faire total.
Aux premières lueurs du jour de ce 15 mai 2025, avant que ne s'élève le tumulte des artères de Kinshasa, une rumeur sinistre a traversé la cité : celle d'un carnage fratricide perpétré dans le silence de la nuit, au sein même de l'institution censée incarner la discipline, la loyauté et la défense de la République.
Trois soldats de la Police militaire sont tombés sous les balles d'un militaire de la Garde républicaine, bras armé du pouvoir, pourtant aujourd'hui bras meurtrier d'une République qui semble se consumer par ses propres nerfs.
Que faut-il entendre dans le fracas de cette détonation survenue au camp Babylone, dans la commune de Kitambo ? Que signifie ce geste insensé, cette irruption de la mort au cur même de l'appareil sécuritaire ? Il serait vain de le réduire à un simple "incident", comme le jargon militaire voudrait nous y accoutumer.
Il s'agit là d'un signe plus profond, plus grave, d'une déliquescence qui ne dit pas son nom mais dont les symptômes se répètent, de Kinshasa à Lubumbashi, de Kasumbalesa et ailleurs.
Ce n'est plus seulement l'indiscipline qui mine nos corps en uniforme. C'est l'érosion du sens même de leur mission. Le soldat, au lieu d'être gardien de l'ordre, devient son fossoyeur ; l'homme en treillis, censé incarner l'autorité légitime, se mue en prédateur nocturne.
La violence qui gangrène la société congolaise n'épargne plus ceux qui, jadis, en étaient les remparts. Kulunas ou militaires : les figures de l'arbitraire se confondent désormais dans une indistinction délétère. L'uniforme ne protège plus la République, il la trahit, parfois à chaque coin de rue.
L'ampleur de la réponse sécuritaire, cinq heures de quadrillage, tirs nourris, dispositif exceptionnel, ne saurait occulter la faillite morale qui se profile. L'homme arrêté, retranché dans un chantier abandonné, n'est pas qu'un soldat égaré : il est le révélateur tragique d'un ordre militaire dont les fondements vacillent.
Ce triple homicide n'est pas un accident, c'est un symptôme. Le symptôme d'un corps armé qui, rongé de l'intérieur, devient source de chaos plutôt que de stabilité.
Dans un pays où l'armée et la police sont déjà perçues par les populations comme des agents d'oppression plus que de protection, ces faits ne sont pas anodins. Ils participent d'un climat de méfiance généralisée, d'une désagrégation du lien civilo-militaire, d'une brutalisation rampante du tissu social.
Quand le citoyen redoute autant l'homme en arme que le délinquant de rue, c'est que l'État a perdu le monopole légitime de la violence ou pire, qu'il l'a perverti.
La République démocratique du Congo ne peut plus se permettre d'ignorer ces signaux d'alarme. Une enquête militaire, aussi scrupuleuse soit-elle, ne suffira pas à restaurer la confiance. Il faut une réforme en profondeur, une introspection institutionnelle, une réhabilitation du sens de l'uniforme. Il faut redonner à l'armée et à la police non seulement des moyens, mais un ethos, une éthique, une conscience, un honneur.
Car à défaut d'un sursaut de lucidité et de rigueur, les armes continueront à se retourner non pas contre les ennemis de la République, mais contre ses propres enfants. Et dans cette inversion fatale, c'est la promesse républicaine elle-même qui se dissout dans le sang, le silence et l'oubli.

Tite Gatabazi
Source : https://fr.igihe.com/Quand-la-violence-se-derobe-a-l-uniforme-en-RDC.html