
Il défie la logique et brûle la conscience d'imaginer qu'un homme puisse à la fois partager un foyer et un lit avec une femme tutsie, tout en érigeant des politiques et en prêchant des dogmes appelant à la déshumanisation systématique et à l'extermination programmée de son peuple.
Et pourtant, c'est précisément ce paradoxe qui sous-tend les sinistres héritages de Grégoire Kayibanda, premier président du Rwanda, et de son complice idéologue du génocide, Anastase Makuza.
Ces hommes, idolâtrés par le régime post-indépendance comme les architectes d'une nouvelle république, furent en réalité les maîtres d'uvre de la descente du Rwanda dans le génocide contre les Tutsi.
Leurs discours publics et leurs vies privées révèlent une duplicité dangereuse : ils ont drapé des visions radicales et génocidaires dans les habits du nationalisme, tout en trahissant jusque dans les liens humains les plus intimes.
La déclaration infâme de Kayibanda selon laquelle " le Hutu et le Tutsi sont deux nations entre lesquelles il n'existe ni relation ni sympathie, qui ignorent tout des habitudes, des pensées et des sentiments de l'autre, comme s'ils habitaient des zones différentes ou des planètes différentes ", est souvent répétée, mais rarement disséquée dans toute son atrocité.
Ce qui rend cette déclaration encore plus absurde â" et révoltante â" c'est son origine. Il s'agit d'un plagiat, une paraphrase empruntée à Benjamin Disraeli, Premier ministre britannique du XIXe siècle, qui l'avait utilisée pour évoquer le gouffre économique entre les riches et les pauvres en Angleterre.
Kayibanda, un homme prétendument dévoué au christianisme, au Rwanda et à sa culture, a ainsi repris une métaphore coloniale née dans le creuset de la lutte des classes, pour l'insérer dans un contexte de relations " ethniques " au sein d'une société où Hutu et Tutsi partageaient, depuis des siècles, la langue, la terre, la culture, les dieux et les ancêtres.
Ce n'était pas une simple erreur d'interprétation. Les propos de Kayibanda relevaient non seulement de l'ignorance historique, mais du crime historique. Il a détourné une métaphore sur l'inégalité systémique pour en faire un plan directeur d'apartheid.
Mais contrairement à l'apartheid en Afrique du Sud â" qui s'est accroché à sa propre monstruosité morale en maintenant les conjoints racialement séparés â" Kayibanda et ses acolytes ont mené une double vie des plus étranges.
Il était marié à une femme tutsie, Verediana Mukagatare. Anastase Makuza, autre idéologue du même courant, était lui aussi marié à une femme tutsie, Véronique Mukandoli.
Dominique Mbonyumutwa, premier président provisoire du Rwanda, avait également une épouse tutsie, Sophia Nyirabuhake. Il ne s'agissait pas de contradictions isolées, mais d'une hypocrisie systémique.
Comment des hommes prônant des politiques, des lois et des manifestes empreints de haine contre les Tutsi pouvaient-ils rentrer chez eux auprès de leurs épouses et de leurs enfants tutsis ?
Comment pouvaient-ils vivre avec l'ironie grotesque de promulguer des lois criminalisant l'intimité avec les Tutsi, tout en jouissant précisément de cette intimité dans leur vie privée ?
Lorsque le public interrogeait cette contradiction, la réponse allait au-delà de l'hypocrisie : elle relevait de la déshumanisation.
Makuza, comme en a témoigné un vieux Rwandais, répondit à de jeunes diplômés d'université qui l'avaient interrogé sur cette incohérence par une métaphore si ignoble qu'elle dépasse les limites de la décence.
Il leur déclara que, pour sa génération, avoir épousé une femme tutsie relevait du passé et qu'une telle pratique ne devait plus se poursuivre. Il ajouta qu'à leur époque, épouser une femme tutsie revenait à faire ce que les gens font lorsque leur voisin possède un bon chien de race : on en prend un chiot.
Le fait qu'il ait comparé un être humain â" sa propre épouse â" à un chien, et leurs enfants métis à des " chiots ", ne relève pas simplement d'une imagerie bestiale ; c'est une putréfaction spirituelle.
Ce n'était pas seulement de la misogynie. Ce n'était pas uniquement du racisme. C'était une adhésion totale à une logique génocidaire qui nie à l'autre jusqu'à son humanité.
Cette idéologie a préparé le terrain pour ce que le monde a vu en 1994. Le génocide contre les Tutsi ne fut pas né en avril 1994.
Il avait été codifié des décennies plus tôt dans des discours et des politiques, enveloppé dans la rhétorique de la lutte nationaliste et l'arrogance intellectuelle.
Kayibanda et d'autres politiciens comme Makuza et Mbonyumutwa ont utilisé le stylo comme une machette.
Leurs paroles n'ont pas divisé le Rwanda en camps politiques, mais entre les vivants et ceux qui allaient bientôt mourir.
Lorsque Kayibanda déclara qu'il n'y avait " aucune sympathie " entre Hutu et Tutsi, il n'évoquait pas la mémoire de l'oppression coloniale, mais utilisait le langage de la séparation divine â" comme s'il était Dieu, décrétant les destins irréconciliables de deux catégories d'êtres humains.
Ses héritiers spirituels allaient reprendre ce langage pour en faire une politique : cartes d'identité portant la mention de l'ethnie, purges des Tutsi de la vie publique, de l'école et de l'emploi, et préparation morale progressive des citoyens ordinaires à ne plus voir leurs voisins tutsi comme des personnes, mais comme des ennemis.
Il est déplorable que, dans la structure sociale très soudée du Rwanda â" où les belles-familles font partie de la famille élargie, où les cérémonies de nomination, les funérailles et les mariages transcendent l'identité " tribale " â" de telles idéologies toxiques aient pu perdurer.
Et pourtant, elles ont perduré. Et les mêmes hommes qui levaient leurs verres à leurs mariages avec des femmes tutsies ont ensuite soutenu des politiques interdisant aux Hutu d'épouser des femmes tutsies.
Ils ont institutionnalisé un système dans lequel leurs propres proches devenaient des symboles de honte, où leurs propres enfants pouvaient être considérés comme illégitimes selon les règles qu'ils imposaient.
Et cela nous mène à une vérité glaçante : la première génération de dirigeants rwandais après l'indépendance n'a pas simplement sombré dans l'extrémisme idéologique. Elle l'a conçu.
Elle a formé des successeurs. Elle a ancré son idéologie dans la loi, l'éducation, la religion et le journalisme. Elle a transmis le virus de la haine ethnique à une nation, comme on transmet un héritage familial.
La conséquence tragique, c'est que même leur descendance a été contaminée. Pas seulement les fils et filles de Kayibanda et de Makuza.
Mbonyumutwa, qui joua un rôle central dans les pogroms de 1959 qui lancèrent le projet anti-Tutsi, a laissé derrière lui sept enfants.
Au moins cinq d'entre eux, selon des rapports crédibles et des condamnations judiciaires, ont soutenu ou participé à l'idéologie du génocide.
Ce n'est pas une simple coïncidence. C'est le fruit d'un conditionnement idéologique prolongé.
Les dégâts durables causés par des hommes comme Kayibanda, Mbonyumutwa et Makuza ne résident pas seulement dans les fosses communes des années 1990. Ils se trouvent dans l'architecture de la société rwandaise qu'ils ont tenté de remodeler à leur image.
Une société où la confiance a été remplacée par la suspicion, où l'ethnie a pris le pas sur le mérite, où les voisins sont devenus des traîtres, et où les liens familiaux sont devenus des fardeaux. Ces hommes ont proclamé la faillite morale et ont demandé au pays de les suivre.
Heureusement, le Rwanda d'aujourd'hui est un pays qui a consciemment rejeté cet héritage. La direction post-génocide a fait le choix de l'unité, et non de la division tribale.
La génération actuelle de dirigeants â" quels que soient les reproches qu'on puisse leur adresser sur d'autres plans â" a refusé de ressusciter le langage et les politiques de l'apartheid.
Dans le Rwanda moderne, on ne peut plus poser de questions sur l'ethnie dans les documents officiels. Le mariage mixte n'est plus un acte politique ; c'est simplement la vie.
Il reste néanmoins profondément troublant de constater que certains, y compris les enfants et petits-enfants des idéologues du génocide, tentent encore de réhabiliter le passé.
Les idéologies ne meurent pas avec leurs fondateurs. Elles mutent et trouvent de nouveaux hôtes. Aujourd'hui, les descendants d'hommes comme Mbonyumutwa continuent de diffuser la même propagande, souvent reconditionnée dans le langage de la démocratie et des droits de l'homme.
Gustave Mbonyumutwa, Ruhumuza Mbonyumutwa et Patrice Rudatinya Mbonyumutwa sont les principaux acteurs de l'entreprise de négation du génocide et de Jambo Asbl. Ce trio est composé des petits-enfants de Dominique Mbonyumutwa.
Ils se présentent comme des figures de l'opposition ou des dissidents, tout en perpétuant la déshumanisation des Tutsi et en niant le génocide qui les a visés.
Tout ce qu'ils font consiste à envelopper la même haine dans le langage de la " liberté d'expression ", de la " politique d'opposition " ou du " révisionnisme historique ". Ils ne font que reconditionner de vieux poisons dans de nouvelles bouteilles.
Ils trouvent des tribunes à l'étranger, des maisons d'édition en Europe, des forums sur les réseaux sociaux, des revues académiques. La même idéologie porte désormais le costume-cravate de la dissidence.
Il est donc impératif de revisiter les propos de Kayibanda et de Makuza, non comme de simples notes de bas de page historiques, mais comme des signaux d'alerte précoces de ce à quoi ressemble la haine avant qu'elle ne devienne action.
La vérité est la suivante : le mal ne se présente pas toujours avec des cornes mythiques. Parfois, il vient avec une alliance, un titre gouvernemental et une langue habile. Mais ses fruits sont indéniables.
Le Rwanda est passé par la vallée de la mort et en est sorti avec un engagement envers la vie. Ce miracle ne doit jamais être considéré comme acquis.
Il doit être défendu contre tout révisionnisme, tout négationnisme et toute tentative de sanitiser le monstrueux. Pour cela, il faut de l'honnêteté, de la vigilance et parfois, le courage de rire des absurdités du mal afin de ne jamais plus les prendre au sérieux.
Kayibanda et Makuza n'étaient pas des figures tragiques. Ils n'étaient pas égarés. Ils furent les pionniers d'une campagne lente et délibérée de haine ethnique qui culmina en 1994.
Le Rwanda ne doit jamais oublier, et le monde ne doit jamais faire semblant que cela n'a pas commencé bien avant que les machettes ne soient levées. Cela a commencé par des discours. Cela a commencé par des politiques. Cela a commencé par des métaphores sur des chiens.
Le génocide contre les Tutsi de 1994 n'a pas émergé dans le vide. Il fut l'issue catastrophique de décennies d'ingénierie idéologique calculée et d'endoctrinement parrainé par l'État.
Parmi les architectes les plus influents de cette idéologie virulente figuraient Grégoire Kayibanda et Anastase Makuza â" deux hommes dont les carrières politiques furent fondamentales pour favoriser le divisionnisme, la haine et la déshumanisation qui allaient plus tard exploser en génocide.
Kayibanda, premier président du Rwanda et principal auteur du " Manifeste Bahutu " de 1957, a institutionnalisé une vision du monde racialisée qui vilipendait les Tutsi comme étant étrangers, exploitants et dangereux.
Le manifeste, co-rédigé par Kayibanda et signé par plusieurs intellectuels hutus, présentait les Tutsi comme des envahisseurs étrangers ayant subjugué la majorité hutue.
Anastase Makuza, ministre de Kayibanda puis figure clé du régime de Juvénal Habyarimana, a renforcé et propagé cette idéologie.
Ces hommes n'étaient pas de simples nationalistes ; ils étaient des idéologues qui utilisaient l'ethnicité comme arme politique pour consolider le pouvoir et justifier la discrimination, la persécution et, finalement, l'extermination.
Les graines du génocide ont été semées dans le discours intellectuel et politique des années 1950 et 1960. Kayibanda, qui avait étudié la théologie catholique, a habilement approprié le langage et les Écritures chrétiennes pour cadrer ses arguments politiques.
Entre ses mains et dans son esprit, le langage religieux est devenu un outil d'exclusion et de haine. Il déclara : " La majorité des Rwandais, par la providence divine, sont Hutu. Ce n'est pas la volonté de Dieu qu'ils restent sous le joug minoritaire des Tutsi pour toujours. "
Ce n'était pas une réflexion théologique â" c'était une invocation de la volonté divine pour justifier une oppression structurelle. Les motifs religieux furent instrumentalisés pour dépeindre les Tutsi non seulement comme étrangers, mais comme contraires au plan divin pour le Rwanda.
Ce faisant, Kayibanda posa les bases d'un désengagement moral : si opprimer ou tuer les Tutsi était en accord avec la justice divine, alors tout scrupule moral pouvait être neutralisé.
Anastase Makuza reprit cette idéologie avec une clarté dangereuse. Dans un discours public de 1965, il déclara :
" Les Tutsi sont comme des sauterelles, ils sautent d'une nation à l'autre, sans jamais y prendre racine. Le Rwanda doit être purifié de leur tromperie. "
La métaphore est éclairante. La déshumanisation est une caractéristique clé de la psychologie génocidaire. En présentant les Tutsi comme des nuisibles ou des parasites, Makuza et ses pairs ont préparé psychologiquement la majorité hutue à considérer la vie des Tutsi comme sacrificielle.
À cette lumière, le génocide contre les Tutsi n'a pas été une éruption inévitable de tensions ethniques â" il fut l'aboutissement d'une formation identitaire délibérée, conduite par l'État, et d'une haine perfectionnée au fil des décennies.
Sous les régimes de Kayibanda puis d'Habyarimana, l'État rwandais a normalisé l'exclusion ethnique à travers des quotas scolaires, la discrimination à l'embauche et l'endoctrinement public.
Au moment où le régime d'Habyarimana intensifiait ses plans d'extermination au début des années 1990, l'infrastructure idéologique était déjà solidement établie.
La rhétorique de Kayibanda et de Makuza â" bien qu'ils ne fussent plus en vie â" avait été intégrée dans l'éducation, les médias et les enseignements religieux.
Les idéologues des décennies précédentes n'ont peut-être pas orchestré directement les massacres de 1994, mais ils en avaient écrit le scénario.
Leurs textes et discours furent recyclés, enseignés et cités comme vérités. Ils avaient façonné non seulement une doctrine politique, mais aussi l'imaginaire national.
Le Décalogue de la haine
Descendons, non pas doucement, mais avec toute la fureur possible, dans l'une des cavernes les plus sombres de la cruauté humaine jamais répertoriée dans l'histoire moderne : l'idéologie génocidaire des " Dix Commandements Hutu ", et plus précisément, les trois premiers, qui occupent une place spéciale en enfer pour leur absurdité, leur cruauté et leur pure folie psychologique.
Ces prétendus commandements n'ont pas été gravés dans la pierre par un prophète, mais vomis dans l'existence par des bureaucrates génocidaires de la haine, imprimés dans le magazine Kangura en 1990 â" seulement quatre ans avant que les machettes de leur logique ne transforment le Rwanda en un abattoir d'enfants, de femmes et de familles.
Et, comme l'ironie le veut, l'homme qui a financé cette descente aux enfers, Félicien Kabuga, était marié à une femme tutsi â" Joséphine Mukazitoni. Oui, le principal financier de l'apocalypse dormait littéralement aux côtés de " l'ennemie " même qu'il encourageait la nation à exterminer.
Que cette contradiction brûle dans votre esprit : Kabuga payait pour que la haine soit diffusée, chantée, imprimée, enseignée et exécutée â" tout en dînant avec une épouse tutsi.
Mais cette hypocrisie n'était pas nouvelle. Kabuga n'était que la pierre angulaire d'une tradition plus ancienne, initiée par les apôtres originels de la pureté raciale au Rwanda : Grégoire Kayibanda, Anastase Makuza et Dominique Mbonyumutwa.
Ces hommes, parrains d'un apartheid autochtone, se prenaient pour des prêtres ethno-nationalistes, prêchant un évangile de " purification raciale " tout en partageant leur lit et en ayant des enfants avec des femmes tutsi.
Cette contradiction â" haine publique, étreinte privée â" n'est pas seulement de l'hypocrisie. C'est une pathologie. C'est la preuve de la pourriture, de la schizophrénie tordue au cur des idéologies génocidaires.
Et nulle part cela n'est plus clair que dans les trois premiers commandements du Pouvoir Hutu.
Premier commandement : " Tout Muhutu doit savoir qu'une femme Mututsi, où qu'elle soit, travaille pour l'intérêt du groupe ethnique Tutsi⦠"
Ce n'est pas un commandement. C'est un ordre de surveillance raciale. Il transforme chaque femme tutsi â" peu importe sa politique, ses croyances ou sa personnalité â" en espionne, en saboteuse, en Mata Hari dès la naissance.
L'utérus d'une femme, ses pensées, son sourire, son silence â" tout devient suspect. L'épouser devient une trahison ; l'amitié, une trahison ; l'embaucher, une sédition.
Mais pendant que Kabuga finançait ces inepties, il appelait aussi une femme tutsi " mon amour ". Alors que Kangura ordonnait à tout Muhutu d'éviter les femmes tutsi comme si elles portaient la lèpre et le complot, Kabuga élevait des enfants avec l'une d'elles.
Vous voyez, les femmes tutsi n'étaient pas " trop dangereuses " pour des hommes comme Kabuga ou Kayibanda. Elles ne devenaient dangereuses que lorsque d'autres hommes hutu les aimaient.
Le vrai péché, selon ces hommes, n'était pas l'amour interracial â" c'était de laisser l'amour briser les rangs tribaux.
Ils ont fait de la ségrégation raciale une vertu et ont peint tout signe d'humanité partagée comme une trahison. C'était un apartheid sous des feuilles de bananier.
Deuxième commandement : " Tout Muhutu doit savoir que nos filles hutu sont plus adaptées et consciencieuses⦠Ne sont-elles pas belles, de bonnes secrétaires et plus honnêtes ? "
Ce n'est pas une affirmation ; c'est un gémissement désespéré. Un cri jaloux d'un patriarche en déclin. " Ne sont-elles pas belles ? " Qui pose ce genre de questions, sinon quelqu'un de profondément insécure ? Qui exige de telles comparaisons, sinon quelqu'un enflammé par une envie toxique ?
Ces paroles ne défendent pas les femmes hutu â" elles les instrumentalisent. Les auteurs de cette haine traitent les femmes comme du bétail au service de la loyauté ethnique.
Ils ne louaient pas les femmes hutu pour leur humanité, leur intelligence ou leur individualité. Non, ils les réduisaient à des machines reproductrices et à des symboles de fidélité.
Ce n'est pas de la protection ; c'est une possession déguisée en louange. C'est le genre de discours qu'on aurait entendu dans l'Allemagne des années 1930, où les femmes aryennes devaient porter les enfants aryens pour le Reich.
Les Goebbels rwandais â" les Kayibanda et Kabuga du monde â" rêvaient d'une nation non seulement pure de sang, mais aussi dépourvue de doute.
Troisième commandement : " Femmes bahutu, soyez vigilantes⦠ramenez vos maris, frères et fils à la raison. "
Ah, oui â" la mobilisation du front domestique. Ce commandement enrôle chaque femme hutu comme commissaire de l'idéologie, comme agent privé de la loyauté ethnique. Même les chambres à coucher et les cuisines n'étaient pas épargnées par l'idéologie du génocide.
Une épouse n'était plus là pour aimer son mari â" elle devait le surveiller. Une sur n'était plus là pour soutenir son frère â" elle devait le contrôler.
La logique est d'une cruauté stupéfiante. Quelle idéologie peut bien ordonner à une femme de détruire sa propre famille pour " sauver " son ethnie ? Quelle idéologie exige que l'amour soit sacrifié sur l'autel de la haine ?
On imagine la propre épouse de Kabuga lisant ces commandements, se demandant : " Parlent-ils de moi ? Suis-je la traîtresse qu'ils décrivent ? Mes enfants seront-ils les prochains ? "
On se demande ce que Kabuga lui a répondu. Lui a-t-il fait un clin d'il en disant : " Ne t'inquiète pas, ma chérie. Ce n'est que de la politique " ? Lui a-t-il promis la sécurité pendant qu'il finançait la mort de ses cousins, de ses frères, de ses voisins ?
Lui a-t-il offert des mots rassurants alors que le sang inondait les rues et que son nom de famille condamnait d'autres à mort ?
Nous ne saurons jamais jusqu'où allait la conscience de Kabuga â" s'il en avait une. Mais les faits crient. Les faits saignent. Kabuga a transformé l'extermination du peuple de son épouse en modèle économique.
Et pourtant, Joséphine Mukazitoni a survécu. Les enfants de Kabuga ont survécu. Ses beaux-parents n'ont pas nécessairement été épargnés, mais ils ont été, à coup sûr, " rendus exceptionnels ".
En privé, il pouvait faire des exceptions. En public, il finançait la suppression même de l'exception dans la règle.
Il est crucial de réfléchir à la psychologie de la haine publique et de l'affection privée.
Ce type de haine sélective n'est pas rare dans les régimes génocidaires. Le nazi Heinrich Himmler pleura en assistant à l'exécution de Juifs â" non pas parce qu'il s'opposait à la politique, mais parce qu'il la trouvait esthétiquement pénible.
De nombreux extrémistes hutu avaient des amis, des épouses ou des collègues tutsi qu'ils ont " épargnés ". Mais épargner une personne n'est pas un acte de clémence â" c'est une preuve supplémentaire de la folie.
Cela signifie que l'idéologie ne reposait ni sur la logique ni sur un véritable grief. Elle était fondée sur le ressentiment, l'ingénierie sociale et un auto-mensonge pathologique.
Kayibanda et ses semblables ont institutionnalisé cette haine bien avant que les machettes ne se mettent à trancher. Dans les années 1960, ils ont orchestré des pogroms et des exils. Ils ont appris aux enfants qu'un Tutsi n'était pas seulement différent, mais dangereux.
Dans les écoles, à la radio, dans les journaux, le mythe fut répété jusqu'à se fossiliser en loi morale : le sang tutsi est un sang ennemi.
Imaginer que certains de ces prêcheurs de l'impureté du sang aient eu des épouses tutsi â" la contradiction est si vaste qu'elle en devient une farce. C'est comme si les auteurs de l'apartheid s'étaient secrètement abonnés à la lettre d'information de Nelson Mandela.
Ils n'étaient pas seulement des lâches. Ils étaient les architectes d'un monde où la vertu publique signifiait la haine, et la vie privée, l'hypocrisie.
Lorsque Kangura publia les commandements en décembre 1990, l'idéologie avait atteint sa forme la plus absurde.
Elle n'avait plus besoin d'être " défendue ". Elle était désormais divine. Elle n'accusait plus seulement les Tutsi d'être différents. Elle accusait l'amour lui-même d'être criminel. Elle criminalisait la possibilité de paix. Elle transformait l'affection en trahison.
Mais ce qui la rendait encore plus écurante, c'était sa normalité â" son ton bureaucratique, sa logique fallacieuse, cette tentative désespérée de faire passer une fièvre raciste pour un principe moral. Ce n'était pas seulement de la haine. C'était la haine déguisée en sagesse.
Et ce n'était pas un mouvement marginal. Les commandements furent enseignés, distribués, puis utilisés comme armes. Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM), financée en partie par Kabuga, devint la chaire depuis laquelle ces commandements furent prêchés à coups de balles et de lames. C'était la banalité du mal en robe de chambre.
Kabuga a depuis été capturé, vieillissant et affaibli, poussé en fauteuil roulant dans des salles d'audience loin des collines ensanglantées du Rwanda. Mais l'héritage de ce qu'il a contribué à financer demeure.
Les commandements â" ces invocations grotesques de la féminité racialisée, de la loyauté sanguine, de la trahison familiale â" sont encore étudiés, encore repris dans les murmures des négationnistes du génocide aujourd'hui.
Quel genre d'homme contribue à l'anéantissement de familles tout en gardant la sienne intacte ? Quel genre d'homme considère le peuple de sa femme comme des nuisibles à exterminer, tout en la gardant à ses côtés ?
La réponse : un homme comme Félicien Kabuga. Et un système comme le Pouvoir Hutu.
Les trois premiers Commandements Hutu n'étaient pas des commandements. C'étaient des aveux â" des aveux de peur, d'insécurité, d'une masculinité si fragile qu'elle devait détruire les femmes pour se préserver.
Ils constituent une feuille de route du génocide, non seulement contre le peuple tutsi, mais aussi contre l'amour, la vérité et la raison.
Les étudier, c'est voir comment le mal se pare de morale, comment il transforme l'intimité en arme, comment il fabrique la paranoïa là où la paix existait autrefois. Ces commandements n'ont pas seulement tué â" ils ont profané.
Et ils ne commencèrent pas avec des machettes, mais avec de l'encre. Avec du papier. Avec des politiciens qui prêchaient la pureté tout en vivant dans l'impureté.
Tout a commencé avec des hommes qui se présentaient comme des leaders â" mais qui n'étaient en réalité que des lâches en costume, prêchant le génocide le jour et étreignant leurs épouses tutsies la nuit.
Disons-le clairement : ces commandements ne sont pas de simples curiosités historiques. Ce sont des crimes de guerre sous forme de prose.
Et Félicien Kabuga, malgré toute sa richesse et sa fanfaronnade, ne restera pas dans l'histoire comme un cerveau â" mais comme une parodie grotesque du mal. Un mal si lâche qu'il n'a même pas su respecter ses propres règles.
C'est ici que le concept de la " banalité du mal ", formulé par Hannah Arendt, prend tout son sens. Le génocide a été perpétré non seulement par des sadiques, mais aussi par des enseignants, des agriculteurs, des prêtres et des fonctionnaires â" des gens qui avaient absorbé et normalisé une idéologie rendant le meurtre de masse logique, voire vertueux.
La complicité de l'Église catholique dans la descente du Rwanda vers le génocide ne peut être ignorée. Kayibanda comme Makuza étaient profondément liés à l'Église, qui leur offrait une couverture idéologique et une légitimité sociale.
Les églises ne sont pas restées simplement silencieuses lors des pogroms de 1959, 1961 et 1963 â" elles y ont souvent été complices.
L'indifférence face au mal est en soi un mal. Au Rwanda, pendant de nombreuses années, certains chefs religieux prêchaient l'amour le matin, la haine l'après-midi, et tuaient le lendemain.
Le pouvoir de la justification religieuse, combiné à l'échec des responsables religieux à s'opposer à la violence étatique, a accentué la désensibilisation psychologique nécessaire au génocide.
La psychologue Elizabeth Midlarsky, qui a étudié les survivants et les auteurs de l'Holocauste, a observé que :
" L'impact de la pensée génocidaire ne se limite pas à une génération â" il transmet le traumatisme, la culpabilité et la haine à travers le temps. "
Cela se reflète clairement dans la manière dont les négationnistes modernes du génocide des Tutsi, souvent basés dans la diaspora, s'accrochent aux anciens mythes forgés par Kayibanda et Makuza.
Ils invoquent la " marginalisation des Hutu " et la " domination des Tutsi " en reprenant la même rhétorique d'inversion et de bouc émissaire.
Comprendre les contributions de Grégoire Kayibanda et d'Anastase Makuza est essentiel, non seulement pour la clarté historique, mais aussi pour la vigilance morale. Ces hommes n'étaient pas des dirigeants accidentels.
Ils étaient des architectes délibérés de la haine, qui ont fusionné politique, théologie et mythes ethniques en une idéologie meurtrière. Leurs paroles ont transformé des voisins en ennemis. Leurs actes et leurs politiques ont institutionnalisé l'exclusion. Leur héritage a pavé la route vers avril 1994.
Pour affronter de tels héritages, nous devons éduquer contre la haine idéologique, renforcer la pensée critique, et nous rappeler que le génocide ne commence pas avec des machettes, mais avec des métaphores â" prononcées d'abord par des hommes en costume et en col ecclésiastique, et non en uniforme.
Comme l'a si justement averti le spécialiste du génocide Gregory Stanton : " Le génocide est un processus. Il se développe en dix étapes, et chaque étape peut être empêchée. "
En identifiant et en condamnant ces premières étapes â" classification, symbolisation, déshumanisation â" nous pouvons arrêter la descente avant qu'elle ne commence.
Les mots comptent. La déshumanisation n'est pas un jeu oratoire ; c'est une répétition générale du massacre.
Il est également essentiel de nommer ces hommes pour ce qu'ils étaient : non pas des pères de la nation, mais des précurseurs du génocide. Kayibanda n'était pas un patriote. Il était un plagiaire du racisme colonial et un architecte intellectuel de la mort de masse.
Makuza n'était ni un homme politique ni un serviteur de l'État, mais un prophète de malheur drapé dans les habits d'un homme d'État. Ils ne méritent ni statues, ni routes ou écoles portant leurs noms, ni éloges nostalgiques.
Le mépris est le minimum qu'ils méritent. Il est absurde â" sinon terrifiant â" qu'un homme puisse déclarer que les Tutsi et les Hutu sont " des habitants de planètes différentes " tout en partageant sa moustiquaire avec une épouse tutsie.
C'est au-delà de la parodie que Makuza ait pu comparer sa femme à un chien tout en se considérant comme un dirigeant. Si cela est du leadership, alors chaque bête sauvage devrait faire campagne pour un poste.
L'héritage de Kayibanda et de Makuza ne doit pas être oublié, mais il ne doit ni être mythifié ni excusé. Ils n'étaient pas des visionnaires. Ils étaient des idéologues de la mort. Et l'histoire doit se souvenir d'eux comme tels.

Tom Ndahiro
Source : https://fr.igihe.com/L-illusion-de-la-purete-raciale-de-compagnons-de-lit-a-bouchers.html