
Où le temps ne semble pas avancer, mais tourner en rond autour d'une blessure ouverte. Au Rwanda, pendant la période de commémoration du génocide contre les Tutsi, toute la nation traverse un tel moment.
L'atmosphère devient lourde de souvenirs, de chagrin et de réflexion. C'est un temps qui exige une pause profonde â" non pas pour la cérémonie seulement â" mais pour affronter les vérités insoutenables qui planent encore comme des esprits en peine.
Je me souviens encore d'un événement Kwibuka avant 2010 â" j'avais été invité à prononcer un discours sur le génocide contre les Tutsi, dans ce qui est aujourd'hui le stade Pelé à Nyamirambo. Quelques minutes avant de prendre la parole, une chanson a retenti, interprétée par un artiste connu des cérémonies Kwibuka.
Parmi les nombreuses voix qui traversent le silence profond de Kwibuka, rares sont celles aussi bouleversantes, aussi tendres, aussi accusatrices et aussi vraies que celle de Mariya Yohana Mukankuranga dans sa chanson " NKWIBUTSE SE KWIBUKA ? " â" " DOIS-JE TE RAPPELER DE TE SOUVENIR ? " Les paroles de cette chanson, et son refrain " â¦SINDATA IGITI ", m'ont fait éclater en sanglots.
Encore une fois, en avril 2024 â" une amie, Assumpta Mugiraneza, lors d'un certain événement Kwibuka, m'a rappelé cette chanson. Depuis ce jour, j'ai décidé qu'il me fallait coucher sur papier quelques réflexions sur le cri de Mariya Yohana lancé à l'humanité.
Cette chanson n'est pas simplement de la musique. C'est une lamentation. C'est un chant funèbre. C'est une accusation contre l'oubli. C'est un cri insoutenable venu des profondeurs d'une âme trop meurtrie pour oublier, une âme encore figée au seuil des fosses communes, une âme qui n'a pas â" et peut-être ne pourra jamais â" " balayé les cendres ".
Il est fondamental de le reconnaître : bien que Mariya Yohana chante pour le Rwanda, ses paroles s'élèvent bien au-delà des frontières de sa nation.
Ses paroles sont un appel lancé à l'humanité. Elles sont un miroir tendu à toute société qui ose excuser, nier ou minimiser l'horreur absolue du génocide.
Elles constituent un reproche cinglant à ceux qui, par lâcheté, par complicité criminelle ou par malveillance, cherchent à faire taire la mémoire des massacrés â" en niant leur mort, en justifiant leur souffrance ou en avançant sans justice.
Il existe des blessures qui ne guérissent jamais. C'est une réalité cruciale dans la vie des rescapés du génocide.
" Rwandais, dois-je te rappeler de te souvenir ? " demande-t-elle â" non par condescendance, mais par déchirement.
La question est presque rhétorique, car elle y répond aussitôt :
" Tu es sans cesse rappelé à la mémoire, le moindre frisson te replonge dans le souvenir, de l'un ou de l'autre. "

Le traumatisme n'est pas quelque chose que l'on programme. Il ne suit ni calendrier ni cérémonies. Il surgit à des moments inattendus : le son d'un cri, le regard dans les yeux de quelqu'un, l'odeur soudaine du sang mêlé à la terre détrempée par la pluie, le frisson d'un pas lointain.
Pour les rescapés du génocide contre les Tutsi, la mémoire n'est pas un choix. Ce n'est pas quelque chose que l'on enferme dans une boîte pour y revenir quand bon nous semble. Elle suinte à travers les murs de la vie quotidienne. Elle inonde les rêves. Elle s'élève sans prévenir dans des instants d'apparente tranquillité.
Mariya Yohana saisit cela avec justesse. Elle n'a pas besoin de rappeler aux Rwandais de se souvenir, car oublier est impossible. Et pourtant, le fait qu'elle ressente encore le besoin de chanter cette chanson â" de supplier, de crier â" montre que l'oubli a plusieurs visages. L'oubli qu'elle dénonce n'est pas celui de la mémoire individuelle, mais celui, collectif et sociétal, que les négationnistes cherchent à imposer.
Épuisement indicible
" Ô Dieu, je ne Te cache aucun secret, je suis épuisée !
Que je suis fatiguée !
Mon cur y revient sans cesse,
Mes forces me quittent, accorde-moi un répit. "
Ici, la chanson passe du collectif à l'intime. Dans ces vers, on ressent l'épuisement spirituel que représente le fait de porter la mémoire. Se souvenir â" se souvenir véritablement â" n'est pas un acte passif. C'est un fardeau. C'est un labeur.
Se souvenir a un prix dans un monde qui, si souvent, demande aux victimes de se taire.
Il en coûte de se tenir debout, année après année, face à une marée de cynisme, de négation, de minimisation et de faux équivalents.
Il en coûte de pleurer une famille anéantie â" une famille dont les noms, les visages, les rires ne vivent plus que dans le cur d'un survivant.
Mariya Yohana ne dissimule pas ce prix. Elle le confesse ouvertement devant Dieu : elle est épuisée. Elle est brisée. Elle n'a plus la force de lutter contre les souvenirs qui reviennent â" et pourtant, elle se bat pour continuer à se souvenir, car oublier serait trahir les morts.
Elle dit : " Je les pleure encore ; je n'ai pas encore balayé les cendres. "
Dans la culture rwandaise, " balayer les cendres " marque la fin du deuil. Mais comment le deuil pourrait-il prendre fin quand les morts sont si nombreux, quand leurs lieux de repos ont si souvent été des fosses communes, des champs ouverts, des rivières, des fosses septiques ? Comment le deuil pourrait-il prendre fin quand la justice reste incomplète, quand la négation de leur souffrance résonne à travers les continents, portée par des langues empoisonnées ?
Dire " Je n'ai pas encore balayé les cendres ", c'est proclamer un deuil inachevé. C'est dire : " Je n'ai pas encore fini de me souvenir, et je ne me laisserai pas presser par ceux que ma douleur dérange. "
La chanson nous livre la spécificité insupportable de la mémoire.
Mariya Yohana ne reste pas dans l'abstraction. Elle nous confronte aux images insoutenables que le négationnisme cherche à effacer :
" Je me souviens de ces nourrissons mourants, et je me sens défaillir,
Leurs mères furent déshonorées par leurs bourreaux avant le coup fatal⦠"
" Je me souviens aussi de ceux qu'on a jetés dans des fosses communes, "
Ceux dont les corps sans vie se sont décomposés à l'air libre,
Et ceux dont le sort reste inconnu.
C'est la mémoire dans sa plus brutale honnêteté. Une mémoire qui refuse la version aseptisée de l'histoire que préfèrent les lâches et les criminels. Elle oblige l'auditeur â" elle oblige l'humanité â" à regarder ce qui s'est réellement passé. À voir les nourrissons assassinés, les femmes violées et mutilées, les morts jetés comme des ordures, les disparus à jamais perdus.
Ces souvenirs ne sont pas décoratifs. Ce ne sont pas des outils politiques. Ce sont des témoignages sacrés de vies anéanties par la haine et l'indifférence.
Chanter ces souvenirs horribles à haute voix, c'est résister à la marée du révisionnisme historique. C'est témoigner, afin que l'humanité elle-même soit tenue pour responsable.
Croyez-le ou non, les survivants parlent avec des voix brisées â" mais ils parlent. Ils le doivent. Et Mariya Yohana le doit aussi.
" Mon refuge n'a pas été découvert, mais je ne peux pas dire que je suis indemne,
En vérité, je ne suis qu'une survivante estropiée⦠"
Ici, Mariya Yohana parle au nom de nombreux survivants. Survivre physiquement ne signifie pas survivre pleinement. Beaucoup ont vécu, mais non sans avoir perdu une part d'eux-mêmes : la confiance, la famille, l'espoir, l'intégrité de leur corps, la santé de leur esprit.
Survivre à un génocide, c'est vivre avec une rupture irréparable en soi.
Et pourtant, bien que " brisés ", les survivants continuent de parler. Et leurs voix, aussi fragiles ou tremblantes soient-elles, portent une autorité morale qu'aucun négationniste ne peut effacer. Leur simple existence fait honte au silence du monde qui les a abandonnés. Leurs témoignages sont des plaies qui font couler la vérité au cur des mensonges stériles des manipulateurs de l'histoire.
Nous sommes aussi rappelés à une blessure partagée par la terre elle-même.
" Dis, Rwandais (de toutes origines), souviens-toi :
Même si le temps passe, même s'il s'efface,
La mémoire de toutes ces rivières rougies par le sang des innocents demeure. "
La terre elle-même porte la mémoire. Les rivières ont coulé rouges. Les arbres ont été témoins du massacre. Les collines ont été tachées par les derniers cris des innocents.
La mémoire n'est pas seulement personnelle. Elle est géographique. Elle est inscrite dans le sol du Rwanda, dans le vent, dans la pluie.
Lorsque Mariya Yohana appelle tous les Rwandais â" de toutes origines â" elle reconnaît que la mémoire est un devoir qui transcende l'ethnie. Ceux qui nient, ceux qui tergiversent, ceux qui oublient â" ils trahissent non seulement les victimes mais aussi la terre même sur laquelle ils marchent.
La Géographie Sacrée du Deuil
Mariya Yohana nomme des lieux :
Ntarama, dans le Bugesera.
Gisozi.
Bisesero.
Ce ne sont pas des noms choisis au hasard. Ce sont des sites sacrés, comme tant d'autres. Ce sont des blessures ouvertes sur la carte.
Ntarama, où les fidèles cherchaient refuge et trouvèrent le massacre.
Gisozi, où plus de 200 000 reposent, mais pas en paix, car leurs mémoires exigent justice.
Bisesero, où la résistance a été rencontrée par la trahison et la mort.
Elle invoque ces lieux pour nous rappeler que le souvenir n'est pas théorique. Il a des noms, il a des coordonnées, il a des témoins. Il a des esprits qui persistent, demandant non seulement à être rappelés, mais à être honorés à travers la vérité et la justice.
Enfin, Mariya Yohana avertit contre la fausse réconciliation :
" On ne peut pas se réconcilier sur la culpabilité et le ressentiment, jamais.
On ne peut pas construire l'unité avec des blessures irréparables au centre.
Mais la justice véritable est réparatrice. "
C'est peut-être la leçon la plus importante pour le monde. Il n'y a pas de raccourci vers la paix. Pas de réconciliation sans vérité. Pas d'unité tant que la négation, la culpabilité et le ressentiment persistent sans être traités.
Ceux qui incitent les survivants à " passer à autre chose ", qui les accusent de " s'accrocher au passé ", qui disent " les deux côtés ont commis des atrocités ", sont des ennemis de la justice. Ils cherchent une paix bon marché au prix de la vérité. Ils cherchent une fausse réconciliation construite sur les os des innocents.
Mariya Yohana rejette cette voie. La véritable guérison â" si elle doit advenir un jour â" ne peut venir que par le travail de la vérité, de la justice, du repentir et du souvenir authentique.
La mémoire n'est pas un poids que nous portons pour nous paralyser ; c'est un devoir que nous embrassons pour rester humains. Oublier, devenir indifférent ou déformer le passé n'est pas une guérison â" c'est une trahison.
Les blessures laissées par la cruauté et l'injustice ne se ferment pas quand elles sont ignorées ; elles s'enveniment dans le silence. La véritable réconciliation ne naît pas de l'effacement de la douleur ou de la mise de côté des vérités inconfortables.
Cela demande du courage : le courage de nommer ce qui s'est passé, d'écouter le silence laissé par les victimes, et d'honorer leur dignité en refusant de laisser leur souffrance être enfouie sous les sables de l'oubli. Se souvenir n'est pas un acte passif ; c'est une garde active, un défi contre le cynisme, la négation, et l'érosion lente de la conscience. C'est une reconnaissance que les rivières de sang qui ont autrefois coulé ne peuvent être ignorées pour le bien d'un confort fragile.
Ceux qui ont été perdus â" les enfants, les mères, les frères et surs â" nous appellent non pas avec des mots mais par leur absence, une absence qui exige une clarté morale.
La mémoire nous rappelle que la haine, une fois déchaînée, ne épargne personne, et que la protection de la vie exige de la vigilance, de l'honnêteté et un engagement sans faille.
Se souvenir, c'est affirmer un lien d'humanité partagée, témoigner à travers le temps et l'espace. C'est rejeter la cruelle tentation de l'indifférence.
C'est s'élever au-dessus de la peur et de la lassitude et reconnaître que la dignité et la justice ne sont pas des dons, mais des responsabilités. L'avenir que nous espérons ne sera pas construit par ceux qui détournent les yeux, mais par ceux qui gardent la mémoire près d'eux, qui osent ressentir la douleur, et qui la transforment en un engagement farouche à protéger la vie.
Au final, la mémoire n'est pas seulement une question du passé. C'est un bouclier pour l'avenir, une fondation morale construite pierre par pierre à travers le souvenir, l'honnêteté et le soin. Se souvenir, c'est choisir la conscience plutôt que la commodité, le courage plutôt que le silence, et la vie plutôt que la mort.
Un Cri pour l'Humanité
" Je les pleure encore ; je n'ai pas encore balayé les cendres. "
Ce refrain n'est pas seulement la vérité du Rwanda. C'est la vérité de l'humanité.
Partout où des génocides ont eu lieu â" en Namibie, en Arménie, dans la Shoah, au Rwanda, au Cambodge, en Bosnie, en République Démocratique du Congo â" les victimes crient d'une seule voix : " Souvenez-vous de nous. Dites la vérité. Pleurez-nous correctement. "
La chanson de Mariya Yohana est plus qu'un lament personnel ou un hymne national de deuil. C'est une accusation universelle.
Oublier, c'est les tuer à nouveau.
Nier, c'est prendre le parti des meurtriers.
Minimiser, c'est souiller le sacré.
Se souvenir est le début de la justice.
Dans un monde qui oublie dangereusement trop vite, qui est dangereusement prêt à déformer l'histoire, qui est dangereusement disposé à trahir les morts au nom de l'opportunisme politique, " Nkwibutse se Kwibuka ? " se dresse comme un rappel solennel et farouche :
Il y a des cendres qui ne doivent jamais être balayées.
Il y a des mémoires qui ne doivent jamais mourir.
Il y a un deuil qui ne doit jamais être précipité.
Il y a une vérité qui ne doit jamais être réduite au silence.
En nous souvenant, nous restons humains.
En niant, nous devenons des monstres.
Et ainsi, même lorsque l'épuisement menace de nous briser, même lorsque la tristesse alourdit le cur, nous répondons au cri de Mariya Yohana :
Nous nous souvenons. Nous pleurons.
NOUS N'AVONS PAS ENCORE BALAYÉ LES CENDRES â" ET NOUS NE BALAYERONS PAS LES CENDRES.
NTITURATA IGITI kandi NTITUZATA IGITI.

Tom Ndahiro
Source : https://fr.igihe.com/Un-hymne-de-deuil-Je-n-ai-pas-encore-balaye-les-cendres.html