
Cette mémoire, indissociable des tréfonds de l'humaine condition et des soubresauts tragiques de l'histoire contemporaine, se doit d'irriguer en permanence le tissu social, culturel et symbolique de la société concernée et du monde éclairé.
Car la transmission de cette parole, lourde de douleur mais aussi porteuse d'enseignement et de résilience, constitue un impératif éthique et civilisationnel. Elle engage à restituer aux morts leur nom et leur humanité spoliée, tout en prémunissant les vivants contre les résurgences de l'abîme.
De ce fait, la mémoire du génocide, loin de se résumer à une exigence mémorielle épisodique, doit devenir un ferment quotidien de vigilance morale, d'éducation des consciences et de refondation du lien social, à travers des espaces de parole, de création et de réflexion que seule la continuité peut sanctuariser.
C'est dans ce mouvement ininterrompu que se joue la dignité des rescapés, la responsabilité des générations héritières et l'honneur des sociétés humaines face aux ténèbres de l'Histoire.
Il est des douleurs collectives qui ne sauraient demeurer cantonnées aux bornes calendaires de la commémoration officielle. Le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda en 1994 appartient à cette catégorie de tragédies historiques dont la mémoire, pour être salvatrice, doit transcender les rituels circonstanciés du souvenir et s'inscrire, comme une respiration souterraine mais constante, dans la trame du quotidien.
C'est à cette exigence qu'a répondu avec acuité l'artiste rwandais Yannick Manzi à travers son projet " Parole intergénérationnelle ", dévoilé au Kwibuka 30 dans la grande salle de l'Unesco à Paris, avant de prolonger cet élan à Kigali, en offrant à la communauté nationale et diasporique une projection de son documentaire, suivie d'un panel d'échanges d'une rare densité.
La mémoire comme matériau vivant et enjeu civilisationnel
Le travail de transmission mémorielle, particulièrement lorsqu'il s'agit d'une catastrophe génocidaire, ne saurait se réduire à l'archivage de témoignages ou à la muséification de récits traumatiques.
Il s'agit de faire uvre de transmission vivante, d'activer un patrimoine immatériel où les survivants, leurs descendants et la communauté humaine tout entière participent à la reconstruction symbolique du lien social dévasté.
La parole des rescapés, articulée aux interrogations des jeunes générations et aux silences endeuillés des disparus, devient ainsi un levier anthropologique majeur, un espace de réparation psychique et de refondation culturelle.
En réunissant trois générations autour de cette mémoire douloureuse, Yannick Manzi a restitué la profondeur d'un héritage fracturé et pourtant nécessaire à la stabilité psychologique et identitaire des individus et du corps social. Car là où le génocide avait pour dessein l'anéantissement non seulement des corps mais de l'histoire et des filiations symboliques, cette parole partagée restaure une chaîne de sens et de filiation mémorielle.
Les ressorts psychologiques de la transmission
Sur le plan psychologique, la mémoire du génocide fonctionne selon des logiques complexes où se mêlent traumatismes individuels, mémoire familiale et mémoire collective. Pour les rescapés, le récit de l'horreur constitue à la fois un fardeau et une nécessité : fardeau, car il réactive la souffrance et l'arrachement, nécessité, car il permet de sortir de l'isolement mémoriel et d'inscrire l'expérience dans un récit collectif structurant.
Pour les descendants et les plus jeunes, entendre ces récits, les recevoir, les interroger, constitue un acte d'appropriation et de reconnaissance qui fonde l'appartenance et évite l'oubli, lequel serait la forme ultime de la négation.
Il convient de rappeler, à la suite de Paul Ricur, que " la mémoire est toujours mémoire de quelque chose, par quelqu'un et pour quelqu'un ". Dès lors, cette transmission intergénérationnelle devient un acte éthique et politique. Elle garantit que les blessures du passé ne se refermeront pas dans l'indifférence, et qu'elles constitueront au contraire un ferment de vigilance et de résistance face aux résurgences de l'idéologie génocidaire et aux tentations révisionnistes.
Un besoin d'inscription dans la quotidienneté
L'un des enseignements les plus précieux de ce projet et des échanges qui l'ont accompagné est l'appel des participants à délier la mémoire du génocide des seules dates de commémoration. Car le trauma n'obéit pas au calendrier, et les besoins de parole, de reconnaissance et de partage s'inscrivent dans un continuum existentiel qui excède le temps cérémoniel.
Organiser de tels événements tout au long de l'année, dans des espaces publics, culturels et éducatifs, c'est affirmer que la mémoire du génocide appartient désormais au patrimoine universel de l'humanité et qu'elle constitue un outil d'éducation civique et de résistance morale contre toutes les formes de haine identitaire.
De surcroît, inscrire cette mémoire dans le quotidien permet de normaliser la parole sur le génocide, de désamorcer les peurs et les tabous hérités, et d'éviter que les nouvelles générations n'en fassent un objet lointain, détaché de leurs préoccupations. Elle devient ainsi une ressource psychique et culturelle, un levier pour interroger les fractures du présent et travailler à la construction d'une société plus juste.
La démarche initiée par Yannick Manzi s'inscrit dans une perspective salutaire : faire de la mémoire du génocide contre les Tutsi un espace de parole vivante, de transmission exigeante et de mobilisation citoyenne permanente. Elle rappelle que la mémoire n'est pas un acte du passé, mais un engagement dans le présent et pour l'avenir.
Il appartient désormais aux institutions, aux artistes, aux éducateurs et aux citoyens de relayer ce mouvement, de multiplier ces espaces de mémoire partagée et d'en faire, à l'instar du chant des ancêtres, une voix qui ne se tait jamais.

Tite Gatabazi
Source : https://fr.igihe.com/Paroles-de-memoire-et-heritage-des-consciences.html