
Le meurtre des civils, quasi quotidiennement, à quelques encablures seulement des lieux publics fréquentés, l'espace vert de Bunia vient s'ajouter à une litanie macabre que nul ne daigne interrompre. Trois autres exécutions avaient déjà ensanglanté le week-end précédent. Et toujours le même refrain : des hommes armés non identifiés, des victimes sans défense, des autorités muettes.
A Bunia, tout comme à Minembwe et dans une multitude d'autres localités meurtries du Nord-Est congolais, l'on assiste à une déliquescence manifeste de l'autorité étatique, dont les fonctions cardinales protéger les vies humaines, garantir l'intégrité territoriale, assurer la continuité de l'ordre public semblent avoir été, non point suspendues, mais bel et bien abandonnées.
La République, dans sa prétention normative, y subsiste encore sur le papier, dans les discours officiels et les cartographies administratives, mais elle s'y dérobe concrètement, jour après jour, face à la violence endémique, au règne des milices et à l'anarchie diffuse.
L'État ne s'y incarne plus que par le vide de son absence, laissant des communautés entières livrées à elles-mêmes, orphelines de toute protection légitime, condamnées à errer dans les limbes d'une souveraineté proclamée mais jamais assurée. Cette carence tragique, devenue structurelle, déleste ces territoires non seulement de sécurité mais aussi de dignité, les excluant de facto du contrat républicain.
Le contraste est frappant entre le verbiage des capitales et la réalité brutale du terrain. Tandis que l'on disserte à Kinshasa sur la souveraineté et la dignité nationale, les populations de l'Ituri, du Nord-Kivu et du Sud-Kivu vivent sous la loi des milices, réduites à mendier leur survie au sein d'un État spectral. Là, aucun bataillon ne suffit à restaurer l'ordre, car c'est l'âme même de l'État qui est absente. Ce n'est pas la puissance militaire qui fait défaut, mais la volonté politique, l'organisation stratégique, la cohérence du commandement, et surtout, la considération pour ces vies anonymes, sacrifiées au quotidien dans l'indifférence quasi-générale.
Il faut le dire avec gravité : ces territoires sont abandonnés. Non pas seulement livrés à l'insécurité, mais véritablement relégués hors du champ d'attention de la République. Ils ne figurent plus que comme des marges administratives dans les cartographies officielles, mais ne participent plus au pacte républicain. Ils n'espèrent plus, ils survivent. Cette abdication progressive de l'État, cette désintégration silencieuse de sa souveraineté sur des portions entières de son territoire, pose une question existentielle à la République démocratique du Congo : peut-elle encore se dire une République si elle abandonne à leur sort des millions de ses citoyens ?
Peut-elle se prétendre démocratique si une partie du peuple n'a même plus accès aux conditions minimales de sécurité ? Et peut-elle encore être qualifiée d'État si elle ne protège ni ses frontières, ni ses enfants, ni ses morts ?
Dans cette tragédie sans fin, l'Ituri devient le miroir de toutes les carences de l'État congolais : impuissance, désarticulation, indifférence. Mais aussi de tous ses renoncements, car il ne s'agit plus ici d'un échec ponctuel, mais d'une capitulation prolongée. L'état de siège, présenté comme un remède d'exception, n'a été en réalité qu'un paravent, un artifice juridique sans effet tangible. Il n'a rétabli ni l'ordre, ni la justice, ni l'espérance. Ce n'est plus un territoire en guerre : c'est un territoire en deuil, où le droit ne s'écrit plus qu'en lettres de sang, où les jours s'écoulent entre deux rafales, et où l'on enterre les siens avec, pour seule protection, le silence du monde.
Face à cette tragédie, la République ne peut continuer de se taire sans perdre son âme. À défaut, elle ne sera bientôt plus qu'un mot creux, solennel, mais vidé de sa substance. La grandeur d'un État se mesure à sa capacité à protéger les plus vulnérables de ses enfants. Or, en Ituri, dans le Minembwe, l'État n'est plus grand : il est absent.

Tite Gatabazi
Source : https://fr.igihe.com/Bunia-Ituri-Kivu-ces-territoires-oublies-ou-la-Republique-abdique.html